Gilles Abramovici est un chercheur en physique des solides, il appartient au laboratoire de physique des solides de Paris Saclay. Voici son témoignage :
Je fais de la recherche en physique, plus précisément la physique des solides. J’aime la physique en général parce qu’elle explique une petite partie des mystères de la vie. Les autres sciences, y compris les sciences humaines le font aussi mais j’ai également une grande appétence pour les mathématiques, qui sont comme une seconde langue pour moi, et la physique est le domaine où les mathématiques sont les plus importantes.
J’ai fait une classe préparatoire, j’ai intégré l’Ecole des Mines de Paris après deux ans d’école mais j’en ai démissionné au bout de trois mois. Je suis entré à l’Ecole Normale de Saint-Cloud à la fin de cette année universitaire (devenue Ecole Normale de Lyon alors), j’ai fait une thèse de physique théorique au CEN Saclay dans un laboratoire du CEA et j’ai réussi le concours de maître de conférences directement après ma thèse.
En préalable, je dois préciser que je suis enseignant-chercheur, donc mon travail se divise en deux moitiés, d’une part la recherche, d’autre part l’enseignement. Je n’ai jamais essayé d’être un pur chercheur après avoir écouté Jean-Marc Lévy-Leblond, qui m’a donné la vocation de mon métier. Enseigner, c’est aussi transmettre ce qu’on a trouvé, il y a énormément d’interactions entre ces deux facettes du métier.
Pour revenir à la question, chercheur est un métier passionnant, il y a une énorme émulation entre chercheurs, notamment grâce aux conférences et aux nombreux séminaires. Quand on choisit un sujet (généralement sous l’impulsion de collègues séniors lorsqu’on est jeune), on doit l’explorer à la façon d’un policier, c’est comme chercher à résoudre une énigme. Il s’agit d’un travail très exigent, tous les chercheurs connaissent de nombreuses périodes de doute, de pannes, d’échecs, on se trompe souvent, ça fait partie du métier. Mais il ne faut pas se décourager et les moments de découvertes nous récompensent de notre patience. Même si un sujet n’aboutit pas, ce métier est agréable, souvent ludique (je ne dirai pas ça de l’enseignement, on essaye parfois de créer des ambiances ludiques pour les étudiants mais nous ne pouvons pas lâcher totalement prise) alors même que les objectifs sont sérieux et parfois importants, comme lorsqu’on dépose un brevet. Enfin, les chercheurs en France restent encore libres de choisir leur sujet de recherche, cette liberté est aussi une raison pour laquelle on aime ce métier.
On peut commencer par lire des publications (de nos jours essentiellement sur la toile) sur des sujets qui nous intéressent ou concernent notre recherche actuelle. Il y a souvent un séminaire (on peut choisir également les séminaires des laboratoires voisins quand on travaille dans un grand pôle scientifique) qui ponctue la matinée. On discute avec des collègues, soit sur des publications récentes qui font parler, soit sur des projets qu’on aimerait mener, soit sur des aspects de notre recherche. Il y a, pour faire simple, deux types de chercheurs en physique, les expérimentateurs et les théoriciens (les choses ne sont bien sûr pas aussi simples mais cela suffira pour m’expliquer). Une spécificité des théoriciens est qu’il y toujours des moments où l’on travaille seul. Il arrive qu’on fasse des calculs à plusieurs mais c’est moins fréquent. Beaucoup d’expérimentateurs travaillent seuls (leur machine peut être automatisé pour cela) mais il arrive qu’ils travaillent à plusieurs, plus souvent que pour un théoricien. Il y a aussi le déjeuner (en France, c’est sacré, contrairement à ce que j’ai vu en Amérique ou en Allemagne, où des chercheurs ne s’interrompent pas et mangent un sandwich en poursuivant leur travail). A mon laboratoire, les horaires typiques sont différents selon qu’on est théoricien ou expérimentateurs mais, de façon générale, certains chercheurs ont des horaires déraisonnables et partent après 19h. Les expérimentateurs arrivent généralement plus tôt que les théoriciens (ce n’est pas mon cas, je suis théoricien mais j’arrive assez tôt car j’aime ne pas partir trop tard).
C’est une question assez pertinente mais difficile. J’ai l’impression que oui, j’ai avancé sur des points théoriques encore inexplorés mais je ne suis pas sûr que mes découvertes aient été vraiment lues, ce qui estompent le progrès qui pourrait en résulter. C’est un phénomène connu et général, dont on m’a parlé pendant mes études. Il n’y a qu’à espérer que mes propres recherches finiront par percer un jour.
Si l’humanité ne s’autodétruit pas d’ici là, les calculs que je fais actuellement, bien que très mathématiques, pourraient aider à concevoir les ordinateurs à courants topologiques du futur
Grands, je ne pense pas, encore que mon premier article, qui était mon sujet de recherche, soit extrêmement cité (il vient de dépasser les 200 citations, ce qui est vraiment beaucoup). Je pourrais également dire que mon travail suivant a été un échec, puisque nous n’avons pas atteint l’objectif que nous nous étions fixés (il s’agissait de montrer, alors que je ne faisais pas encore de classification topologique comme aujourd’hui, qu’un circuit défini dans des triacontaèdres, qui définissent une sorte de pseudo-zone de Brillouin pour des quasi-cristaux, était topologiquement non trivial).
En dehors de ce que j’ai déjà écrit, relativement à la difficulté propre de la recherche, il y a le problème de la reconnaissance. Personnellement, j’en ai beaucoup souffert, n’ayant pas reçu la reconnaissance que je pensais mériter. C’est un problème d’égo parce que, comme nous résolvons des problèmes que presque personne ne sait résoudre (il y a parfois moins de cent spécialistes sur terre de notre sujet, il y a même des sujets pour lesquels ils sont une dizaine), nous aimerions, sinon être admiré, du moins récompensé de notre travail et de nos résultats. Une seconde difficulté, qui découle de la première, est que les conflits peuvent être exacerbés, peu de gens savent combien il y a de guerres entre différents clans en recherche. D’ailleurs, quand j’ai écrit que les découvertes sont mal diffusées, il est arrivé que cela soit volontaire, de la part des auteurs, pour empêcher les concurrents d’aboutir. Une troisième difficulté qui est très récente mais s’aggrave régulièrement est l’ensemble des tâches administratives qui sont imposées pour obtenir l’argent nécessaire à la recherche (pour un chercheur, ça peut être pour payer un étudiant étranger par exemple). Les financements exigent des dossiers qui sont chronophages à écrire. Une dernière difficulté, qui est plus importante encore pour les enseignants-chercheurs, est la surcharge de travail, qui peut conduire à des dépressions.
Avant, je préparais mes cours et corrigeais mes copies le soir pour garder du temps de recherche. Aussi, ma femme souffrait beaucoup de ce que j’étais régulièrement indisponible. Je fais plus attention maintenant mais il arrive encore des périodes intenses où je dois travailler chez moi. A part ça, il y a aussi des aspects positifs, un de mes meilleurs amis dans la vie est un ancien collègue chercheur et, de façon plus générale, ce milieu m’a beaucoup apporté et offert.
Pour moi, malgré les choses dont j’ai pu souffrir, c’est clairement une chance immense. Ce n’est, quoiqu’on en pense, certainement pas un métier comme les autres, même si certaines forces sociales se développent, qui voudraient faire des chercheurs de simples ingénieurs.
Pour la première question, j’en ai déjà parlé, je peux préciser : par exemple, je peux m’inspirer, pour mes cours ou mes examens, de ma recherche ou de celle de collègues. Dans l’autre sens, quand on enseigne une matière, cela amène à y réfléchir de façon si intense qu’on fait des découvertes, au point qu’il arrive qu’elles débouchent dans notre propre recherche. J’aimerais citer l’exemple d’Yves Couderc, dont les dix dernières années de recherche ont été merveilleusement fructueuses et ont gagné une immense réputation : elles sont nées d’une manipulation avec des étudiants, justement suivi d’une réflexion sur des aspects inattendus.
Pour le matériel, je ne peux citer que deux incidents : l’accès aux meilleurs ordinateurs du CNRS m’a été refusé voici 25 ans parce que mon dossier était bien trop mal préparé ; j’ai également perdu un programme de recherche, que j’ai dû alors abandonner, parce qu’un ordinateur est tombé en panne, et qu’il était trop cher pour lire le disque dur ; sinon, j’ai toujours pu travailler dans de bonnes conditions. Par contre, comme je l’ai déjà écrit, le temps manque, j’ai aussi abandonné plusieurs sujets de recherche faute de temps et j’ai connu des périodes très stressantes.
Choisir une voie où on se sent attiré au départ, quitte à en changer plus tard. On passe notre vie de chercheur à acquérir de nouvelles compétences, il faut donc être capable d’apprendre, c’est essentiel mais je ne sais pas comment reconnaître cette capacité. Il faut aussi savoir se remettre en cause sans en souffrir. Il faut savoir être modeste à certains moments, par exemple, savoir réduire l’ambition de son travail quand ça ne marche pas, pour pouvoir avancer et, ensuite, retrouver l’objectif initial.
Toutefois, la qualité la plus importante pour moi, qui manque à de nombreux chercheurs, est l’esprit critique. Je n’ai pas vraiment donner des conseils, plutôt conseiller des postures, c’est déjà important.